L'institutionnel et l'analytique

par Joseph Attié

Intervention au Séminaire de politique lacanienne
le samedi 18 mars 2000

1. Un mot pour commencer concernant les deux conférences présentées le 4 mars au Séminaire de politique lacanienne. J'ai été d'autant plus sensible à la conférence de JAM que j'ai été aussi le témoin de cette période de l'EFP dont il a dressé le panorama pour lui donner une scansion nouvelle : l'effort de   déségrégation  a en effet été constant dans toutes les innovations de Lacan concernant l'institution analytique. 

2. Je me suis reporté au N° 9 de la LM,  et j'ai relu l'intervention que JAM avait faite le 23 janvier 1982 comme introduction aux "Samedis de la passe". C'est d'une étonnante précision et d'une actualité saisissante pour la dimension politique que nous interrogeons. Je vais en reprendre un point essentiel.

3. L'Ecole Une n'était pas présente en 1982, mais ce qui était serré d'une manière patente, c'est la voie que cherchait à suivre Lacan pour l'institution analytique, la sienne, fondée sur l'opposition entre la Société analytique et l'Ecole.

4. La question qu'on ne peut manquer de se poser est de savoir   pourquoi, à chaque innovation de Lacan, il y a eu une réaction en sens contraire. On peut bien sûr répondre qu'il s'agissait là d' intérêts de notables, mais il y a plus : il y va d'une "méconnaissance des conditions mêmes de l'analyse". C’est une résistance à l'analyse, mais c’est surtout la difficulté à voir le lien qui existe entre l'analyse proprement dite et l'institution. Perpective tout à fait nouvelle, propre à Lacan, et ce devant quoi beaucoup d'analystes ont reculé.

5. Tout cela ne reçoit sa véritable pertinence qu'à s'arrêter à un  point crucial souligné par JAM, c'est qu'à travers sa proposition sur la passe Lacan "introduit l'institution au coeur de l'expérience analytique".

6. C'est là quelque chose d'énorme, et qu'il ne s'agit pas de prendre à un niveau métaphorique. Voici comment JAM poursuit et précise : "Tout l'accent est mis sur le virage subjectif susceptible de se produire dans toute cure. Ce virage subjectif, isolé comme le moment de la passe, apparait comme l'horizon de toute cure (...) Il s'agit d'authentifier un moment interne à l'analyse du sujet". D'authentifer par l'institution. Dans le cours des débats sur la passe,  Lacan n'a pas manqué de relever que personne ne lui a contesté l'existence d'un tel moment, ce qui n'a pas empêché nombre d'analystes de s'opposer à sa Proposition sous prétexte de maintenir une disjonction stricte entre le moment analytique de la passe et la part institutionnelle. En effet, puisque la passe désigne la pointe extrême de l’expérience analytique du sujet, on peut se demander ce que l'institution vient faire là-dedans.

7. L'innovation de Lacan a été de renoncer à "une cooptation de supérieurs", pratique institutionnelle traditionnelle, pour faire authentifier le moment de la passe par des égaux, les passeurs, mandatés par l’institution pour receillir le témoignage du passant et le transmettre à un jury, dont les passeurs faisaient partie dans la première proposition de Lacan. L'institution se mêle donc de cet enjeu fondamental.

8. Cette logique trouve son articulation dans la conférence d'Eric Laurent qui met en évidence un propos de "La déclaration de l'EU.": "L'Ecole Une est extime à chacun, un par un", ce qui resserre encore plus l'articulation entre l'analytique et l'institutionnel. Nous en sommes au point où JAM a annoncé comme titre de sa seconde conférence : "L'Ecole comme formation de l'inconscient".

9. Cette logique me semble cruciale, et il est possible d’en déduire qu'en somme, chaque passant a un type d' Ecole dans la tête. On peut alors formuler les choses de la manière suivante : "Dis-moi quelle Ecole tu veux et je te dirai qui tu es".

10. Le cri du coeur de nombre d'analysants, c'est "plus de démocratie" sans voir que la pointe de la démocratie dans un contexte psychanalytique ne réside nulle part ailleurs que dans l’articulation de l'analytique et de l'institutionnel. Cela relève sans doute de l'impossible, comme toute pratique analytique. Et comme l'inconscient ne connait pas la démocratie, certains vont jusqu'à imaginer que tout cela est fait pour être objet de manipulation.

11. L'Ecole Une, je l'entends  comme ce qui a été la visée et l'ambition de Lacan sous le nom d’ "expérience de l'Ecole". Je m'étais arrêté il y a quelque temps sur ce syntagme, "expérience de l'Ecole", qui, d'un seul coup, parce que je devais en parler, m'est devenu un signifiant curieux. J'avais alors fait nombre de détours pour m'expliquer ce que pouvait être "l'expérience de l'Ecole", pour aboutir finalement à ceci : l'expérience de l'Ecole, c'est l'expérience analytique doublée d'une expérience de transmission.

12. Aussi bien ai-je été attentif au dialogue qui s'est amorcé ici entre Pierre Naveau et Patrick  Monribot, sur le réel de cette expérience,.   celle de l'Ecole et celle de la passe : est-ce le même réel dans l'une et dans l'autre ?

13. Il est évident que définir l'AE comme « l’analyste de l'expérience de l'Ecole" ne vise pas à transformer les AE en spécialistes psycho-sociologues pour diagnostiquer où cela coince dans l'Ecole. L'AE a déjà ce privilège de s’être repéré par rapport à l’expérience de son propre réel. Ce réel, au niveau où Lacan hausse le problème, c'est  celui de l'Ecole même. Je dirai alors qu'il y a identité entre ces deux réel, celui de la passe et celui de l'Ecole.

14. Dire que "l'Ecole, c'est l'Ecole de la passe" ne désigne pas seulement l'Ecole où on a mis en place la procédure de la passe. La procédure peut bien exister et laisser la passe en panne ; nombre de crises ont découlé de cet état des choses. "L'Ecole de la passe" désigne l'Ecole comme traversée par le réel de la passe. 

15. Un exemple me vient ici à l'esprit. La formule de Hugo Freda reprise par Virginio Baio, "l'amour du réel",  a sonné curieusement à nos oreilles, et c'est avec grand intérêt que je découvre que  JAM a commencé à l'interroger dans le cadre de son cours.

16. Qu'est-ce que l'EU nous ouvre maintenant comme perspective ? Avant tout, elle nous rapproche de l'Ecole de Lacan, dans la mesure où elle peut nous alléger des effets de groupes, ou du moins les limiter encore plus que dans les différentes modalités d'Ecole que nous avons expérimenté. L'extimité de cette Ecole à tout un chacun apporte quelque chose de tout à fait nouveau : si tout un chacun continue à se reférer dans son transfert de travail à tel ou tel collègue qui fonctionne pour lui comme sujet supposé savoir (il faut préciser que le sujet supposé savoir dans le travail de transfert n'est pas du tout la même chose que le sujet supposé savoir dans le transfert de travail), avec l'Ecole Une la confiance est faite à l'ensemble des collègues.

17. Qu'est-ce qui va en résulter pour tout un chacun ?  Je ne sais pas ce que le fonctionnement va donner, mais la première déduction permet de dire que tout travail destiné à l'EU, via Internet, peut déclencher tout un ensemble de points de vue, d'où un débat devient possible. Cette nouvelle communauté d'analystes se définit encore mieux comme communauté de travail. 

18. Tous les fils qu'on peut ainsi tirer de la "Déclaration de l'EU" nous mènent vers une dimension toujours plus analytique. L'Ecole Une   n’existe pas seulement du fait de l'acte de la déclaration, elle répond à la visée de Lacan, c'est à dire à la recherche d'une communauté d’analystes revenus à la position analysante dans leur rapport au sujet supposé savoir.

19. Aussi bien l'Ecole Une est à situer dans la série des   innovations analytico-institutionnelles de Lacan. Il y a l'Ecole, le cartel, la passe et puis vient l'Ecole Une, avec la Conversation mise en place au   temps d'Internet. Tout cela relève d'une même logique, de l’ambition de Lacan. L’Ecole Une constitue un remaniement dont on n'a pas encore mesuré l'ampleur, et qui n'apparaîtra qu'avec le temps. Encore un quart de tour pour  rendre l'institutionnel plus analytique.

20. Comment mieux définir la politique de Lacan ? C’est un pari impossible, comme tout ce qui touche à l'expérience analytique.  Mais nous voilà à "la troisième forme de cette expérience".

21. Je me disais qu'innover en matière de théorie est, à la limite, plus facile qu'innover en matière institutionnelle. Car dans ce domaine la moindre nouveauté suppose de soulever des montagnes. Les  difficultés renaissent   au quotidien, et font le réel  du groupe. Ce qui va dans le sens contraire des effets de groupe,  et que je trouve dans les "Dispositions adjointes" de l'E.U., ce sont les deux dispositions qui m'ont semblé les plus interessantes, à savoir la dissolution automatique tous les deux ans, et le débat en une Grande conversation pour une orientation nouvelle pour les deux ans à venir.

22. Nous avons ainsi une sorte d'articulation entre la séance analytique et l'institution. Elever l'institution au rang d'une séance analytique ? Encore un pari analytique.