Le lien social de lEcole Une
Eric Laurent
12 mars 2000
Dans la "Déclaration de lEcole Une", le membre de lEcole est défini de façon positive. Il ne réclame " aucun privilège dextraterritorialité, mais sactive dans la vie quotidienne et dans la vie intellectuelle de son temps pour faire passer ce qui, de la politique lacanienne, est susceptible de se transmettre à tous et davoir une incidence réelle ". Il sadresse bien à tous, mais quel est donc le lien qui lie des membres entre eux ? Est-ce lamour du prochain ? Si le lien social analytique a un sens cest bien de répondre à lobjection que pose la psychanalyse à lamour du prochain. Partout ailleurs, en dernière instance, on considère que ce qui fait le lien social doit relever de cet amour-là, énoncé sous une forme ou une autre. La psychanalyse a précisément montré que cest "moi-même" que jaime dans mon semblable(1). De cette vérité, la civilisation contemporaine fait un certain usage. Elle propose un remède au poids excessif du commandement par la sortie cynique du projet collectif. Ce sont les deux alternatives produites par les noces de lidéal et de la tyrannie du narcissisme.
Pour la psychanalyse, lissue hors des impasses de lamour-propre réside plutôt dans la dimension de lobjet, celle de la cause. Cest ce qui permet à Lacan de ne pas reculer devant le mot de "service". Dans lEcole quil souhaitait (une Ecole quil mettait au point à partir de 1967) il ne reculait pas à dire : " Nous voulons des camarades qui rendent service, et non pas des gens qui édifient leur position "(2). La mise en cause de lamour du prochain naboutit pas du tout à une sorte de cynisme où seul surnagerait comme formes du désir la simple juxtaposition des positions diverses que chacun voudrait atteindre. Cest lorientation que reprend la Déclaration de lEcole Une qui constate quil existe dans notre communauté " le sentiment de partager les mêmes références, le même destin dans la psychanalyse, et de constituer un seul et même mouvement mondial ".
Le rapport à la cause analytique peut être défini comme le lien quautorise le désir. Ce serait la loi du désir. Cette loi est paradoxale.
Les deux niveaux de la loi et le "hors la loi"
Le premier niveau du paradoxe de la loi repose sur le fait que " cest la loi qui fait le péché ". Ce principe, énoncé par Saint-Paul et plusieurs fois commenté par Lacan, peut sénoncer de plusieurs façons. On peut dire que lénoncé de la règle implique la transgression ou encore que la norme appelle linfraction. Cest une des formes de réalisation des " voies perverses du désir ".
En un deuxième sens, au-delà de lénoncé des divers règles, au-delà de tout énoncé contractuel, la loi est le pacte conclu avec le langage. Elle suppose la " communauté naturelle " de ceux qui ratent la référence. Le langage narrive à viser que " lêtre de la trace dun néant ". Cest ainsi que sinstaure la communauté de ceux qui ont la jouissance de cette tuché là, de cette rencontre manquée.
Le premier niveau du nouage entre loi et désir désigne le langage comme artefact. Cest le langage en tant que ses lois témoignent du règne de la règle fondamentale de la permutation. Il est possible de toucher aux significations les mieux établies grâce à ce principe. Cest ce qui permet au lien social de lEcole de se réinventer, de se recentrer, de se serrer plus précisément. Cest le niveau de leffet de sens qui est déjà produit par lEcole Une. Cest celui de son ex-sistence.
Ce niveau des "lois du langage" permet dapprocher le point dexpérience du ratage de la référence. Cest le point dexpérience du réel qui se trouve "hors la loi". La passe recueille ce point tel quil a été dégagé à lissue dune analyse. Tout le discours analytique sen trouve polarisé. Cest une des façons de lire la déclaration de Lacan selon laquelle " on peut se contenter dêtre Autre comme tout le monde, après une vie passée à vouloir lêtre malgré la loi "(3).
Dans les conceptions actuelles des lois du langage, telles que les exposent la linguistique post-chomskyenne, on retrouve ces deux niveaux autrement organisés. Il y a le niveau où se réécrivent les règles et le niveau où seule lexpérience permet de rendre compte des irrégularités. Les post-chomskyens ont brillamment résolu les impasses de la formalisation, la résistance de lalangue à sa réduction aux règles, en faisant appel à la mémorisation de lexpérience pour rendre compte du hors-règles. Steve Pinker a su tirer beaucoup de lexemple parfaitement connu du casse-tête des verbes irréguliers anglais pour soutenir son point de vue.
Pour nous, la mémorisation est la mémoire de la trace de néant qui " sauvant la durée de ce qui passe, engendre la chose "(4). Pour eux, cest la mémoire dun point "hors loi" dont seule lhabitude peut rendre compte. Pour eux, comme pour nous, le "hors la loi" se situe dans cet horizon des "lois" du langage.
Le lien social de lEcole Une et lenvers de la globalisation contemporaine
Dans le Séminaire de Politique lacanienne du 4 mars, en nous appuyant sur une note de Carlo Vigano, nous avons déjà, fait valoir comment ladresse à lAutre est modifiée dans la globalisation. Les remaniements en cours des communautés existantes provoquent une "perte dadresse". Lautonomie du niveau global a pour conséquence une perte de contact avec le niveau local. La conséquence en est un pulullement de niveaux "locaux" qui ne sarticulent à rien. De nombreux auteurs décrivent leffet de " nouvelles féodalités " qui se produit.
Leffet subjectif produit par labondance du " choix multiple " provoque dans la sphère publique des phénomènes dinstabilité. On a vu, dans les processus politiques, linstallation de "lélecteur indépendant". Cest linstable parfait, toujours à la recherche de la prochaine promesse illusoire. Cest le sujet qui essaie didentifier son choix au maniement de la souris sur le web. Il est toujours à attendre la prochaine bonne affaire sur le site concurrent. "Lélecteur indépendant" répond à lautre, lélecteur "extrême". Ce dernier saccroche extrêmement au passé. Il a la tentation de très fort sagripper pour quenfin rien ne bouge.
Lusage qui se promeut dans notre lien social du web et des listes électroniques fonctionne à linverse sur ces trois points. Suivons le débat Vénézuélien et nous verrons comment la liste nest pas réseau et procède par la restitution de ladresse. Suivons le débat en Espagne et nous verrons comment les communautés les plus locales se reconnaissent et sarticulent entre elles par le niveau global, tout en lui prêtant vie. Suivons le débat Italien et nous verrons comment lusage des listes permet une décentralisation "anti-féodale".
Les débats engagés dans les différentes communautés des Ecoles en remaniement permettent dobtenir une réalisation plus forte des enjeux précis de chacun dentre eux. Le débat séloigne de la forme du jeu à somme nulle avec "opinion qui gagne" et "opinion qui perd" pour prendre la forme dun jeu coopératif. Il permet le développement dune solution qui nétait pas présente au départ. Cest leffet logique de lEcole ressenti par ceux qui y participent. Il y a plus à larrivée que dans le recueil de la somme des opinions de départ.
Le lien social, le mot desprit et lexpérience
Cest ainsi que se produit un lien social qui, à lenvers du lien qui sengendre du discours du maître, est fondé sur un "grand récit". Le souci de larchivage des documents importants qui permettent de suivre les modalités de constitution de lEcole en témoigne. Louverture des sites web, particulièrement celui de lEcole Une permet déjà de consulter les archives qui font le "grand récit".
Lors du Séminaire de Politique lacanienne du 4 mars, Jacques-Alain Miller dégageait comment les avatars de lEcole sengendrent du principe " déségrégatif " de la communauté quelle veut constituer. Or, la communauté non-ségrégative est ce que tout le monde veut inventer. Cest la grande question de la philosophie politique contemporaine à laquelle nous contribuons en acte.
Cette contribution nest possible que parce que Lacan a entrepris de créer les dispositifs institutionnels adéquats, déduits de lanti-humanisme Freudien. La version en est bien particulière. Cest parce que nous avons mis au point une expérience qui permet, par un certain usage des "lois du langage", de nous approcher du point de "hors la loi" quelles cernent. Notre communauté peut donc toucher de la bonne façon à lamour du prochain. Nous centrons notre expérience sur le ratage de la référence, sur le fait quà tous les niveaux de lexpérience nous sommes inégaux à lacte analytique. Chacun ne peut, tout au plus, que témoigner du style de ratage qui lui est propre. Nous partons de ce qui " ne peut pas saimer ". Cest une expérience de limpossible . Elle produit un lien qui décentre limpuissance à traiter le réel, celle qui ne produit que de la nostalgie..
Si le "grand récit" de lEcole lui permet de se réinventer sans cesse cest que, depuis la procédure de la passe jusquà "lEcole comme expérience", nous sommes inspirés de cette particulière politique de " lexpérience du ratage ". Cest la vérité contenue dans le mot de Groucho Marx selon lequel " la politique est lart de rechercher les problèmes, den faire un diagnostic erroné et de les traiter par des moyens inadaptés ". Ce "mot" énoncé dans des rares moments où la politique américaine avait vraiment lidée de leffectivité (New Deal) a le mérite de faire obstacle à la rhétorique des specialistes des " sciences politiques " . Cest aussi cela " la politique du mot desprit ". Lusage des " lois du langage " doit être centré sur le " hors la loi ".
Notes
(1) Lacan le résume ainsi en 1960 devant un auditoire à Bruxelles, composé de personnes sensibles à léthique chrétienne : " Non seulement dans le dévouement névrotique mais aussi dans la forme extensive et usée de laltruisme quil soit éducatif ou familial, philanthrophique, totalitaire ou libéral, (...). Rien détonnant que lhomme ne fasse rien passer dans cette altruisme que son amour-propre "
(2) " Une procédure pour la passe " (in Ornicar? n°37) est, comme léditeur le note, un document dactylographié qui circulait comme annexe à la " Proposition sur le psychanalyste de lEcole " dans sa version orale. (3) LACAN, J., " LAutre manque " in Ornicar? n°20-21 (4) LACAN, J., " Fonction et champ de la parole et du langage " in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.279